« Écrire pour ne pas mourir »
« Écrire pour ne pas mourir »
(Danielle Moyse)
C’est le titre qui m’est aussitôt venu à l’esprit, lorsque Michèle Monville,
psychanalyste et présidente de l’association « Accueil – Familles – Cancer »1 m’a proposé de
participer, le 2 avril 20132, à une rencontre autour de témoignages écrits par des personnes
ayant traversé ou traversant encore l’épreuve du cancer. Ce titre faisait référence à celui d’une
chanson d’Anne Sylvestre où celle-ci déclare :
Que vous sachiez de moi ce que j’en veux bien dire,
que vous soyez fidèle ou bien simple passant
et que nous en soyons juste au premier sourire,
sachez ce qui pour moi est le plus important,
Ecrire pour ne pas mourir,
écrire, sagesse ou délire,
écrire pour tenter de dire,
dire tout ce qui m’a blessée,
dire toute ce qui m’a sauvée,
écrire et me débarrasser.
En l’occurrence, le texte n’évoquait pas spécialement la traversée de la maladie. Car
pour peu qu’on écrive à proprement parler, c’est-à-dire qu’on n’ait pas pour objectif
prioritaire que ses écrits se vendent dans les gondoles des supermarchés, on écrit toujours
« pour ne pas mourir » ! Puisqu’on écrit toujours pour vivre vraiment, quand bien même on ne
serait pas immédiatement, ou consciemment, en danger de mort. En l’occurrence, les témoins
venus parler ce jour-là n’attendaient pas de l’écriture qu’elle les sauvât de la maladie, puisque
sa menace imminente était écartée3. Ils n’avaient pas non plus forcément attendu d’elle cet
effet au moment de la rédaction de leur témoignage.
Pourtant, qu’il ait ou non un rapport avec l’épreuve du cancer, le texte d’Anne
Sylvestre est d’autant plus saisissant que, à l’instar du livre de Fritz Zorn, l’un des plus
puissants témoignages qu’un être humain ait livré concernant cette expérience, il interprète la
maladie comme l’expression d’une souffrance qu’aucune larme n’a manifestée.
Anne Sylvestre, murmure en effet :
Ecrire pour ne pas sombrer,
écrire, au lieu de tournoyer,
écrire et ne jamais pleurer,
rien que des larmes de stylo
qui viennent se changer en mots
pour me tenir le cœur au chaud.
Et Fritz Zorn, ce jeune homme suisse pourtant élevé dans des conditions apparemment
1 Accueil-Familles-Cancer (Loi 1901) : www.afcancer.fr, contact@afcancer.fr, 0143973958.
2 « Les voies d’élaboration par l’écriture…Et que faire de ses écrits », 2 avril 2013, Maison
communale de Saint-Maurice, 94410.
3 Par exemple, Catherine Nüsbaum-Topp et son mari Andreas Topp ont-ils écrit à quatre
mains la traversée du cancer du sein dont fut atteinte Catherine, voici une dizaine d’années.
1
« idéales », écrit dans Mars :
« La tumeur, c’étaient des « larmes rentrées ». Ce qui voulait dire à peu près que toutes
les larmes que je n’avais pas pleurées et n’avais pas voulu pleurer au cours de ma vie se
seraient amassées dans mon cou et auraient formé cette tumeur parce que leur véritable
destination, à savoir d’être pleurées, n’avait pas pu s’accomplir. » Fritz Zorn ajoute : « D’un
point de vue médical, ce diagnostic à résonance poétique n’est évidemment pas exact, mais
appliqué à l’ensemble de la personne, il dit la vérité : toute la souffrance accumulée, que
j’avais ravalée pendant des années, tout à coup ne se laissait plus comprimer au-dedans de
moi. La pression excessive la fit exploser et cette explosion détruisit le corps. »
Ces deux extraits du témoignage de Fritz Zorn font apparaître deux éléments décisifs :
en formulant l’hypothèse que la maladie pourrait être non pas l’expression de la souffrance en
tant que telle, mais de l’impossibilité de l’avoir manifestée, en particulier à travers des
larmes ; en soulignant par ailleurs que cette hypothèse qualifiée de « poétique » est vraie,
quand bien même, elle ne serait pas exacte !
Exacte de quel point de vue ? Du point de vue de l’expertise médicale, autrement dit,
de la science. Car s’il appartient à celle-ci d’élucider les causes exactes de la maladie, elle
n’est pas à même d’en énoncer le sens qui ne peut, de fait, se faire jour que dans l’horizon
d’un « diagnostic à résonance poétique ». Sans doute est-ce le cas pour toutes les maladies,
mais en particulier pour celles qui, à une époque donnée, représentent un danger explicite de
mort. Ainsi, appartient-il à Robert Koch d’avoir identifié en 1882 le bacille responsable de la
tuberculose, c’est-à-dire d’avoir identifié sa cause biologique. Mais, c’est dans La montagne
magique de Thomas Mann qu’il nous est possible d’entendre quelque chose concernant son
sens. Si c’est à l’écriture, en particulier poétique, que revient l’élucidation ou du moins
l’affrontement du sens, c’est que la poésie entretient un rapport insigne avec la mort.4 De sorte
que toute maladie qui laisse, à un moment de l’histoire, les hommes démunis et en partie
impuissants face à la possibilité d’une issue fatale, trouve effectivement dans la poésie, une
« résonance » que la science, n’est pas en mesure de lui donner.
De façon très significative, certains des participants de la soirée organisée par
l’association « Accueil-Familles-Cancer » en partenariat avec le Réseau Onco-Est Parisien
ont-ils ainsi affirmé le soutien qu’ils avaient trouvé durant la maladie, dans la lecture de la
poésie. À condition d’entendre bien entendu cette dernière, non pas comme un « phénomène
esthétique », mais au contraire comme une parole de vérité, soit : comme la parole proprement
dite. « Rien de plus affreux que le langage poétisé, déclare Paul Eluard, que les mots trop jolis
gracieusement liés à d’autres perles. La poésie véritable s’accommode de nudités crues, de
planches qui ne sont pas de salut, de larmes qui ne sont pas irisées. Elle sait qu’il y a des
déserts de sable et des déserts de boue, des parquets cirés, des chevelures décoiffées, des
mains rugueuses, des victimes puantes, des héros misérables, des idiots superbes, toutes les
sortes de chiens, des balais, des fleurs dans l’herbe, des fleurs sur les tombes. Car la poésie est
dans la vie. » (P. Eluard Critique de la poésie)
C’est-à-dire qu’elle est exactement là où n’était pas la vie de Fritz Zorn, puisque toute
son éducation apparaît dans son texte, comme la négation de l’idée qu’il pourrait, dans la vie,
y avoir le moindre problème ! Loin d’être interprétée comme le résultat du malheur, la
maladie apparaît au contraire comme le résultat d’une vie qui en a nié la possibilité : « À vrai
dire, il m’est difficile de me rappeler des détails particulièrement malheureux de mon enfance
4 Voir à ce sujet le beau livre de Fabrice Midal : Pourquoi la poésie ? (Pocket, agora)
2
<…> Non en vérité tout allait toujours bien et même beaucoup trop bien. Je crois que c’est
justement cela qui était mauvais : que tout aille toujours beaucoup trop bien.» De sorte que,
inversement, l’écriture de Mars, dieu de la guerre, apparaît comme la révolte contre cette vie
qui n’en était pas une, puisque qu’elle ne pouvait laisser place ni à la souffrance ni au conflit
ni à la moindre trace de négativité. À ce titre, elle prend part à l’expérience poétique, de
même sans doute que toute parole se dressant contre un faux semblant, puisque la poésie fait
apparaître non pas une vie enjolivée, mais une vie vraie, fût-elle manifestée, comme
Baudelaire l’osa par exemple dans son poème des Fleurs du mal, « la charogne », dans toute
sa crudité.
Ainsi, devons-nous notamment remercier la parole de vérité de Catherine Nüsbaum-
Topp et de son mari Andreas Topp5. À lui seul, le titre du livre, qui rapporte la traversée du
cancer dont Catherine a guéri, constitue le salutaire rétablissement d’une vérité qu’une
curieuse et triomphaliste campagne publicitaire de l’Association de la Recherche contre le
Cancer avait voulu occulter en mettant en scène voici deux ans, une hypothétique époque où
ce mal serait soigné comme un rhume de cerveau ! Et bien non, commence par affirmer
résolument le titre du livre de Catherine et Andreas qu’aucune maison d’édition n’a,
significativement, accueilli : Le cancer n’est pas une mauvaise grippe ! À la lecture des
épreuves subies par Catherine et Andreas, et dont la description, même pudique, bouleverse et
angoisse, particulièrement si l’on a eu à accompagner des proches atteints par cette maladie,
nous éprouvons, presque physiquement, que ce n’est effectivement pas le cas, puisqu’il y va
d’une proximité avec la mort, d’une atteinte violente du corps, que rien ne cherche à occulter.
Si c’est donc bien « pour ne pas mourir » que ceux qui font le récit de leur épreuve
tentent cette aventure, il ne faut pas l’entendre au sens où ils voudraient d’autant plus devenir
immortels qu’ils sont précisément menacés de mort ! Dans le témoignage de Catherine et
Andreas Topp comme dans celui de Fritz Zorn la possibilité de la mort est envisagée de front
dès le départ. Si l’on écrit ici « pour ne pas mourir », ce n’est donc pas pour nier la mort, mais
pour rétablir une vérité, fût-elle, comme toute vérité, dérangeante. Car c’est, au bout du
compte, une vie plus vivante, plus complète, intégrant la souffrance et la peur, qui apparaît.
On écrit ici « pour ne pas mourir », non dans l’espoir de supprimer la mort, mais pour rompre
avec une vie morte, ou insuffisamment vivante. Laquelle a précisément pour caractéristique
de ne pas pouvoir envisager « les désert de sable et les déserts de boue, <…>, les mains
rugueuses, les victimes puantes, les héros misérables, les idiots superbes. »
Merci aux témoins de l’association Accueil-Familles-Cancer et du Réseau Onco-Est
Parisien, dont les textes ou les propos ne sont malheureusement pas encore disponibles au
public, d’avoir courageusement tenté d’envisager tout cela !6
5 Le cancer n’est pas une mauvaise grippe. Un couple témoigne à deux voix. Catherine
Nusbaum-Topp, Andreas Topp, www.témoignagescancer.fr
6 Ainsi pouvons-nous vivement souhaiter la publication des écrits par lesquels Véronique
Manchon rapporte son expérience du cancer et est venue nous en faire part lors de la soirée du
2 avril 2013, et des témoignages recueillis par Christophe Perrey, anthropologue de la santé,
et Fabienne Pinilo, psychologue clinicienne, psychanalyste et coordinatrice du Réseau Onco-
Est-Parisien, lors de groupes d’écriture formés par des malades atteints d’un cancer.