Face au malade du cancer

Face au malade du cancer

Face au malade du cancer, la place et la position du soignant, rencontre intersubjective, toucher et regard
Bonjour à toutes et à tous
Je remercie tt d’abord Chantal Ropars de m’avoir invitée à votre Académie.
Je n’ai pas le titre de psychologue, je viens de la biologie et j’ai repris des études en 1984 à l’EPCI (Ecole de Propédeutique à la Connaissance de l’Inconscient, fondée par Gérard Bonnet, psychanalyste) ; j’ai ensuite fait mon stage d’analyste avec Maud Mannoni à l’Ecole de Bonneuil après une analyse personnelle et j’ai repris l’université pour un DU de psychosomatique organisé par Gisèle Harrus à Paris 7. Et j’ai aussi suivi l’enseignement sur le deuil de Michel Hanus.

En 1996 J’ai fondé le poste de psychanalyste dans le service d’oncologie du Dr Michel Martin à l’Hôpital Intercommunal de Créteil et organisé des sessions de formation à la psychosomatique de 1996 à 2002 pour tous les soignants (médecins, infirmières, kiné, aides soignantes) et j’en suis partie après avoir participé avec le docteur Anne Rohan à la mise en place de l’Equipe Mobile d’Accompagnement et de Soins Palliatifs, qui existe toujours.
J’ai travaillé ensuite à l’association parisienne Psychisme et Cancer pendant 3 ans puis j’ai fondé l’association Accueil Familles Cancer à St Maur des Fossés fin 2008 avec une ancienne malade, un médecin anesthésiste et une thérapeute familiale.

Nous avons pris le parti de considérer tous les acteurs _otages_ de la maladie cancéreuse: les malades, mais aussi leurs familles, y compris les enfants de parent malade, leurs proches-aidants, leurs soignants. Nous leurs proposons, en ville, des « soins de support » et un accompagnement psychologique: pour les malades un Groupe d’écoute, de la sophrologie, de la méditation, de la gymnastique adaptée, de l’art-thérapie, du Qi Gong., des entretiens individuels….
Pour les proches un Groupe de parole, de la sophrologie.
Des ateliers sont partagés malades et proches pour faciliter le dialogue.
Depuis deux ans nous proposons aussi un Groupe d’endeuillés toutes le six semaines environ.
Pour les soignants nous proposons une supervision tous les deux mois avec un psychanalyste. Si qq uns d’entre vous sont intéressés vous êtes les bienvenus.

Nous accueillons les malades dans tous les moments de la maladie, dans le doute, pendant les traitements, le retour au travail et ou la fin de vie, parfois à domicile.
Nous avons des correspondants, médecins, infirmières, kine, ostéo, acupuncteurs, homéopathes.

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Nous n’avons ni pouvoir ni savoir sur la personne qui vient à nous : l’enjeu de la prise en charge c’est le bénéfice du malade, dont on accepte de ne rien savoir, sauf qu’il est malade.
Il faut se garder de la pensée magique, de la surdétermination, de la causalité courte, des décodages projectifs, au risque de tout refermer au lieu d’aider la personne à s’ouvrir à ses propres découvertes.
Ensuite le malade cherche en général un sens et une culpabilité : « pourquoi? », « pourquoi moi »?. Attention aux paroles maladroites, car J. Touzé , s’appuyant sur les travaux de M. Fain, parle non de manque de sens , mais d’un sens explosif. Alors prudence.
Néanmoins le fait que la personne y trouve un sens peut être le début d’une élaboration projective, à respecter.
Et il peut développer des défenses, à respecter aussi.

ET attention en particulier au charlatanisme: étant donné l’ampleur du phénomène une commission sénatoriale s’y est penchée en 2012-2013. (Président : Sénateur Milon; « Commission d’enquête sur l’influence des mouvements à caractère sectaire dans le domaine de la santé »). Nous y avons consacré une soirée thématique, car certains malades ne savent plus littéralement « à quel saint se vouer » et sont très fragiles face aux manipulateurs …
Tant mieux s’ils nous en parlent.
Ils nous parlent aussi de tous les régimes trouvés sur internet. J’attire votre attention sur les molécules, comme le thé vert par exemple, qui peuvent entrer en compétition avec la chimiothérapie, ou les régimes draconiens anti sucres ou anti protéines qui peuvent mettre la vie en danger d’une autre manière.

Nous ne devons ni ne pouvons plaquer nos interprétations ou nos théories, car la maladie est multifactorielle : la biologie progresse dans la compréhension des interactions psychosomatiques et parle même d’un axe neuro-psycho-hormono-immunologique. En 1986 madame Levi-Montalcini a reçu le prix Nobel de physiologie pour son travail sur la « neuro-psycho-immunologie ».
Il s’agit de penser et de prendre en compte le malade dans sa globalité, corps, esprit, cadre de vie et entourage, et avec des soins complémentaires aux médicaments, avec un intérêt particulier pour la respiration, le lien corps-esprit par excellence, directement branchée sur les émotions.

Des études par ailleurs pointent la multiplicité des facteurs familiaux et sociaux, génétiques, environnementaux :

Et aussi, l’épigénétique a montré que le programme génétique est modulable et qu’il est donc possible d’agir pour faire quelque chose « pour soi ».

Nos pratiques d’accompagnement, le regard, l’écoute et pour les vôtres en plus le toucher , peuvent aider la personne à lâcher prise, s’intéresser à elle-même, à découvrir son histoire, ses traumas, ses impasses relationnelles, et de toute façon susciter les conditions d’une rencontre interpersonnelle qui lui permette de mettre en sens son corps qui parle douloureusement et d’abaisser son niveau d’angoisse :

Cela nous place parfois à une place et une position où nous devons pouvoir accueillir , dans le meilleur des cas une régression :
Petites précisions :
définition de Laplanche : « Dans un processus psychique comportant un sens de parcours et de développement, on désigne par régression un retour en sens inverse à partir d’un point déjà atteint jusqu’à un point situé avant lui ».
– Pour Freud c’était un élément dont il fallait se méfier. Pour nos malades c’est une chance de pouvoir « reprendre » ce qu’ils n’ont pas eu.
– En l’occurrence Ferenczi, Balint et Winnicott vont prendre d’autres positions que Freud:
– par exemple Ferenczi met en place un cadre sécurisant et relaxant tout en modérant le degré de tension par des réponses positives, proche de la bienveillance maternelle non verbale, attentif aux besoins du malade pour l’aider à retrouver et réparer la situation traumatique.
– Winnicott parle de degré d’intégration du « soi » et propose pour les malades dont cette intégration n’est pas vraiment accomplie, un cadre adapté équivalent à des soins maternels pour permettre d’instaurer, si le malade en a la possibilité une régression profonde et permettre l’émergence du vrai « self ». En espérant que l’environnement actuel puisse réparer l’excès d’adaptation ancien qui a mené au faux self, souvent au surmoi tyrannique et à coller au désir de l’autre, en ignorant ses émotions et ses désirs propres.
C’est extrêmement intéressant dans le cas de nos malades psychosomatiques graves.
Et je pense que cela vous parle particulièrement.

Il nous faut également soutenir la réanimation de son imaginaire, proposer un savoir-être contenant et « suffisamment bon » qui lui permette de ré advenir comme sujet désirant. Nous devons lui offrir une sécurité qui soutienne sa qualité de vie ou de survie. Nous devons lui permettre en particulier, de traverser les polytraumas des traitements ( on peut citer la perte des cheveux, les nausées, la fatigue intense, la pose de la Chambre Implantable qui convoque souvent la problématique du « dedans-dehors », l’impuissance …..) et la violence de la mort présentifiée dès l’annonce, l’aidant dans le meilleur des cas à cheminer vers la rémission et alors l’accompagner suffisamment longtemps après la rémission pour ne pas laisser la personne dans le sentiment d’abandon souvent ressenti à la fin des traitements.

Car le cancer convoque la mort depuis avant même Platon.
Notre ICS se croit immortel et notre « moi » sait qu’il est mortel, mais nous jouons la partition à deux mains….
Il faut que le malade se remettre au monde au-delà des pertes (souvent renforcées par le système de soins lui-même, l’institution faisant souvent l’impasse sur qui il est, au profit de ce qu’il a, voire le réduit à son cancer ou son numéro de chambre…: corps qui a trahi, contrôles, conjoint, famille, amis; travail, argent, sexualité, identité… : il nous faut alors être attentifs à l’agressivité, qui masque souvent une dépression!
La mort présentifiée ici et maintenant rouvre des questions sur la filiation, questionne le sens, la solitude…et suscite la peur d’être redéfini et re-nommé par rapport à la maladie et la vieillesse: un « cancéreux »… Comment remettre celle-ci à l’horizon, réinvestir des objets de désir quand on est dans l’incertain?
Elle convoque aussi la question des temps, Chronos (celui qui nous mange, nous fait vieillir et mourir) et Kairos (le temps du moment favorable, opportun, qui mène au port…). Le temps est une expérience intériorisée, il n’est pas le même dans l’attente et le doute, dans les protocoles de soin, ni après le dernier rendez-vous… et l’annonce d’une rémission ne redonne pas le temps d’avant!

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Pour reprendre rapidement l’histoire récente que vous connaissez sans doute tous, de l’attention à la notion qualité de vie dont je parlais il y a un instant, qui va promouvoir une autre prise en charge et les soins de support, nous trouvons déjà une première initiative dès 1949 chez Karnofsky et Buchenal, qui confient au médecin l’évaluation de l’aspect physique fonctionnel du malade.
C’est une observation extérieure.

En 1993 la définition de l’OMS dit : « La qualité de vie est définie comme la perception qu’un individu a de sa place dans la vie, dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lequel il vit, en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes ».

En 1996 la Sté Américaine d’Oncologie Clinique considère que prolonger la survie ne se fait pas à n’importe quel prix.

En 2003, on s’interroge sur le bien-fondé de certaines thérapeutiques agressives non curatives.

Et le plan cancer (mesures 42 et 43) affirme que les soins de support visent à assurer « la meilleure qualité de vie possible aux patients sur les plans physique, psychologique et social à tout moment de la vie »

La notion de QdV a donc évolué en un demi siècle vers une perception qui se veut subjective et globale.
(Pour peu que la personne puisse être sujet d’elle même).

Enfin, le 26 mai 2011, dans le n° 629 de la FRDRMG ( Société française de recherche et documentation en médecine générale) nous trouvons des conclusions très intéressantes après un suivi moyen de 11 ans de personnes ayant eu un soutien psychologique dès le diagnostic, qui montrent (femmes suivies 10 ans pour un cancer du sein):
– moins de dépression (d’ailleurs nous observons très peu de prises d’antidépresseurs par les malades qui viennent à notre association régulièrement)
– moins de récidives
– mortalité toutes causes réduite
– en phase métastatique , 18 mois de survie supplémentaire par rapport au groupe témoin
– et le bénéfice semble supérieur surtout sur les K de mauvais pronostic.

La qualité de vie… qualité d’une vie ….la sienne, est donc un concept complexe, multifactoriel et subjectif qui doit être exprimé par la personne elle-même.
Il y a autant de notions subjectives que de sujets et cela exige attention et partage, écoute de l’expression du ressenti et des émotions pour aider la personne à cheminer, non pas comme on le souhaiterait, mais pour l’aider à trouver son chemin singulier.
J’ajouterais, en me méfiant de l’ « empathie » : « je sais ce que je ressens à sa place » est un investissement émotionnel souvent inadéquat.
On n’est pas sur la même planète disent les malades.
Mais on est bien dans : comment soutenir le sujet dans un travail de recréation, dans une remise en jeu pulsionnelle et relationnelle ?

Les soins de support font partie de ce qu’on appelle les médecines complémentaires (pas alternatives).
Ils font aussi souvent partie des soins palliatifs dits » précoces ».
Nous, nous préférons dire « dans tous les temps de la maladie », y compris hors ou après le temps médical, quand la personne se sent abandonnée, quand le médecin dit tout va bien je vous reverrai dans un an …; et dès l’annonce, où il faut souvent reformuler, tant la personne reçoit une quantité d’informations alors que le trauma l’empêche de penser.
Ils sont applicables à toutes les maladies… et me disait récemment une malade: « à tous les bien-portants aussi, cela fait tellement de bien! »
Et l’ostéopathie y a toute sa place, nos malades peuvent pour la plupart en témoigner.

Je peux ici témoigner pour une de nos malades de 34 ans à qui le médecin oncologue avait délivré une statistique de mort annoncée dans les 16 mois pour un cancer avancé métastatique, car elle était seule avec une fillette de 4 ans…
Nous l’avons accompagnée et sa fille aussi, pendant 8 ans et demi, soit 7 ans de plus que la courbe de Gauss ne lui prédisait… Donc, attention aussi aux statistiques, le trajet est singulier.
Et quand je dis « nous », je rends aussi hommage à l’investissement de son ostéopathe qui « prenait sa douleur » comme elle disait et ces soins complémentaires lui ont permis de retrouver des investissements libidinaux, faire des sorties, des théâtres, des concerts et des voyages avec sa fille jusqu’au collège. Et de déménager…Et aussi de tomber amoureuse…Elle s’est même investie à un moment dans l’association.
Donc de vivre !
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Ecouter, soulager les douleurs psychiques, accompagner le cheminement, toujours singulier, et les désirs, tendent à permettre le plus possible au patient de vivre sa vie ; les malades expriment souvent la peur de la perte de toute autonomie, confrontés à leur fragilité, à un nouveau rapport au temps, au miroir, au regard de l’autre.
Une prise en charge adaptée est nécessaire, un étayage particulier, une écoute sans jugement, un toucher respectueux et contenant, un regard qui recueille, qui s’implique…qui aime…

Car l’évidence de soi, de l’objet et du monde, celle aussi de l’espace et du temps est le plus souvent altérée chez nos malades.

Et la parole, si souvent prescrite (voyez un psy, il faut aller en parler, etc… est-elle toujours nécessaire? et suffisante? Nécessaire à quoi ?? m’aider à guérir? comprendre?

Pour certaines personnes cela permet d’élaborer, de franchir des étapes, d’intégrer les évènements dans son histoire, de dépasser les traumas pour trouver des réinvestissements objectaux (comme après un deuil).
Pour d’autres elle restera en surface, ou même sera trop douloureuse ou trop difficile, inconnue même. Il faut alors trouver d’autres moyens d’étayage, par le corps.
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Freud a dit « le moi est avt tout un moi corporel »:
« Le moi-corps renvoie au corps, bien entendu, tandis que le self se co-construit dans le regard de l’autre et renvoie donc à la relation, ce qui illustre, une fois de plus, le double ancrage corporel et relationnel des processus de subjectivation » (Bernard Golse, 2006).

…une relation établie dès « in utero » … (exemple radical : le déni de grossesse)
puis on vient au monde avec son corps, et ses sensations, chaud ,froid ,plein, vide, odeurs et holding, handling et visage de la mère qui regarde et prend dans le langage.

Le premier sens à se développer chez le foetus est le toucher. Ce sera le sens dominant du bébé et il restera toute notre vie un outil de perception très sensible.
Conrad Stein postule que le malade est « un nourrisson dans une carcasse d’adulte ».

Cela signifie que le nouveau né n’est rassuré qu’au contact de la peau de sa mère (l’odorat participe aussi à cette sécurisation).

Mais quid de ceux qui ont eu une mère sans « boite à outils »… ? ou trop intrusive ?
Chez ces malades le « toucher » peut être difficile, voire traumatique.
ex MMe T

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L’étayage, (le ré étayage) que nous proposons aide à faire les compromis pour garder, ou trouver, sa valeur personnelle, son identité, retrouver “sa vie à soi », reconstruire un self. tout au long du chemin , flottement d’identité, identité de survie …
Le cancer est aujourd’hui souvent une maladie souvent chronique, parfois jalonnée de récidives, qui font douter de la médecine, des médecins, de soi-même, du corps qui a trahi…
Nous souhaiterions pourvoir commencer à accompagner les malades dès la première annonce. Et je vous invite aussi à cette démarche.

Cela permet une mobilisation chez le malade de ses ressources propres devant les trauma physiques, psychologiques, familiaux, socioprofessionnels … et financiers, devant la détresse émotionnelle, la sidération, l’angoisse de mort.

Les réponses vont influencer l’adhésion aux traitements, la qualité de sa vie et même les chances de survie.

Le soutien et l’accompagnement par un suivi psychologique et des soins de support améliorent non seulement la qualité de la vie de chaque personne telle qu’elle en conçoit le sens, mais aussi sa survie (par exemple : étude Spiegel, Kraemer, Bloom,Gottheil: sur 3 ans, à propos des « soins palliatifs précoces », sur 151 patients ( Lancet 1989) bénéficiant d’un soutien de groupe).

On traite la personne malade, pas seulement la maladie, on s’efforce de la remettre en sécurité,

A l’annonce le malade voit d’emblée son pronostic vital en jeu, le mot cancer présentifie la mort depuis avant Platon. Ensuite il cherche un sens et une culpabilité : « pourquoi » ?, « pourquoi moi » ?
Attention à la causalité courte qui risque de refermer d’autres portes, aux paroles maladroites…
Ensuite l’Institution fait souvent l’impasse sur ce qu’il « est » au profit de ce qu’il « a » et même peut le réduire à un dossier ou à son cancer…
(Or J. Touzé , s’appuyant en particulier sur les travaux de M. Fain parle non de manque de sens mais d’un sens explosif ! Alors prudence. Néanmoins le fait que le malade y trouve un sens peut être le début d’une élaboration projective, à respecter.). Et il peut développer des défenses, à respecter aussi !
Puis il va devoir subir le temps médical et des changements radicaux dans sa vie, affronter les questions ou les silences, la fuite éventuelle de proches…Sa vie, ses ambitions ses projets sont entre parenthèse… La douleur peut être là aussi, physique ou psychique…
Je parle en général de « malade » car le mot patient indique d’emblée par son étymologie un être forcément destiné à souffrir et à subir l’action d’une cause en scolastique, et à être un objet (opposé à actant ou à sujet en linguistique).
Nous, soignants, accompagnons ses métamorphoses ….

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En ce qui concerne la psychosomatique il faut bien faire la distinction entre le fonctionnel et le lésionnel.
Je ne vais pas vous décrire les théories et vous présenter les différents et nombreux auteurs que vous pourrez aller chercher et lire vous mêmes. Je ne referai pas devant vous l’histoire de la psychosomatique depuis Alexander jusqu’à Pierre Marty et vous citer tous les auteurs, que vous pouvez très bien trouver par internet ou vos lectures. J’ai aussi vu que l’Académie vous offre un lieu de réflexion en psychosomatique. Par contre nous ne parlerons pas ici de psychosomatique fonctionnelle, car nous sommes dans le maladie grave, lésionnelle. Je vous invite à aller voir ce qu’en dit l’Institut Psychosomatique de Paris (IPSO) de Pierre Marty. C’est une référence fondamentale.
Après l’Ecole de Paris Sami Ali a développé une théorie un peu différente, postulant pour résumer vulgairement que les malades ne sont pas des handicapés du préconscient, mais présentent un refoulement de la fonction de l’imaginaire.

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Je veux vous présenter rapidement une vignette clinque se référant au travail de Sami Ali, où il repart du corps comme espace expressif. Il pose l’existence d’une dialectique entre le corps réel et le corps imaginaire et si celle-ci ne fonctionne pas cela va correspondre à un refoulement de la fonction de l’imaginaire, refoulement partiel ou complet du rêve et/ ou de ses équivalents. La personne a pris des repères extérieurs étrangers à elle-même et mis en place un fonctionnement adaptatif qu’il appelle « le banal », avec des troubles de l’image corporelle, tactile et visuelle. On dit vulgairement que la personne est « loin de son corps ». Ainsi les conflits deviennent peu ou pas élaborables, car sans compromis possible.
Le sujet « adapté » est dans la dépendance à l’autre, dépourvu de subjectivité et même de langage : seul, il ne peut recourir ni à l’imaginaire, ni à la régression et si les termes du conflit sont contradictoires il se trouve dans une impasse. Alors son habituelle adaptation peut s’effondrer, menant à l’épuisement et à l’altération de fonctions biologiques.

Il ne faut toutefois jamais oublier que l’apparition du cancer est toujours multifactorielle (génétique, cellulaire, environnementale, etc….) et que souvent il progresse à bas bruit depuis un certain temps.

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Mme T. m’a été adressée en « échappement thérapeutique », avec une survie estimée à moins de 6 mois. C’est la demande de sa soeur, soutenue par l’oncologue, pas la sienne.
« On m’a dit de venir, je ne sais pas ce que vous allez me dire ».
« Si vous me donnez un cachet pour mourir je le prends ».
Elle se met à ma merci …

En 1990 et 91 elle perd en 9 mois sa mère et le fils de sa sœur qu’elle aimait beaucoup.
De février 92 à septembre 92, disparition de l’eczéma et en 7 mois apparition de trois cancers, paupière, sein, ovaire. Désorganisation biologique massive.
Il est souvent posé la question du choix d’organe et je vous renvoie à l’article de Ch Desjours : Dejours Christophe. Le « choix de l’organe » en psychosomatique : une question périmée ?. In: Psychologie clinique et projective, vol. 3, 1997. Psychosomatique. pp. 3-18;

Je la rencontre en mars 97.
Elle ne peut prendre sa douche que dans le noir, en perdant sa mère, elle a perdu son visage, elle ne se reconnait plus et sa peau est « aux limites floues, dangereuse, douloureuse »
Elle n’a aucun rêve, aucune vie imaginaire, est dans un grande confusion dans le temps et ses rythmes (faim, soif, rythmes musicaux alors qu’elle est harpiste).

Mon visage, mon regard, qui ne la lâche pas, à la bonne distance que je m’efforce d’avoir, ni trop près ni trop loin, car elle est sans défense… au bout de quelques séances la boulimie revient, et des cauchemars apparaissent. Le transfert s’installe et se réactualise le fonctionnement d’avant (le transfert fait partie des capacités de projection).
Elle commence à trouver que son histoire est peut-être intéressante… et nous découvrons ensemble une enfance que je trouve épouvantable et qu’elle déroule sur un mode banal, faite d’injonctions contradictoires, d’une mère en deuil puis l’abandonnant, d’un père à éclipses et violent, d’une sœur sachant mieux capter la mère et d’une absence totale de construction de son désir, de son corps, de sa vie, d’un temps vécu, autrement que par son intelligence et sa raison, tout à la force « du poignet »,dans l’adaptions constante, avec des moments très déprimés devant des parents lui signifiant sans cesse qu’elle était bête !
Elle me dit de façon très touchante qu’ « elle a toujours eu du mal à être au monde… »
Confusion de son visage avec celui de sa mère dans la glace, confusion des rythmes, qu’elle mémorise avec acharnement, confusion dans le temps, confusion dans l’espace, absence de faim ou de soif…
Aucun désir sexuel, elle « ne ressent rien », ni pour les hommes ni pour les femmes, et ses deux hommes la comprennent…elle s’est mariée et s’est fait enlever l’hymen, elle a un ami qui ne la touche pas…
En double référence aux enfants morts, au garçon manqué et à son absence de représentation d’objet libidinal est elle demandé à son frère étudiant en médecine de lui rapporter le doigt d’un mort, qu’elle a enterré.

A la mort de son cousin elle a traversé une période de phénomènes hypnagogiques ou elle voyait celui ci assis sur son lit, elle ressent une immense détresse teintée de culpabilité.

Peu à peu, au bout de trois semaines, les confusions disparaissent et nous voyons arriver une irruption de l’imaginaire avec 19 rêves en 2 mois.
Son premier rêve met en scène un collègue mort d’un cancer et présentant une plaie béante à l’épaule, elle a mal à l’épaule. Ce rêve traumatique la représente sans aucune défense, telle qu’elle est et en miroir.
Sa gestuelle s’enrichit, son visage s’anime. Elle commence à pouvoir dire « ma mère manipulait tout le monde, mon père nous détestait plutôt que « mon père était un escroc génial, le satan de ma mère » !
Elle me dit qu’elle ne vient plus me voir par ce qu’on lui a dit qu’elle était dépressive mais parce qu’elle s’est prise au jeu des questions qu’elle se pose et des associations que nous faisons ! Le refoulement de sa subjectivité l’avait tenue à distance d’elle même.
Elle reprend alors la musique et re joue pour elle-même en pleurant d’émotion. Elle décide alors de donner des concerts … dans les maternelles !! Elle parle de ses enfants spirituels, de leur émerveillement grâce à elle, de leurs yeux brillants, de sa passion de la musique…
Elle commence à faire l’inventaire de son entourage, les gens qu’elle aime, qui l’aiment, les autres…ceux qui lui font du bien, les autres…
Ses rêves sont moins angoissants, elle dit qu’elle fait de vrais rêves… et pose qu’elle « a été un bb à la place de deux morts ».
Elle se rend maintenant en consultation seule sans se tromper et se sent capable de poser les bonnes questions, ce qui lui procure du plaisir. Elle accepte d’être touchée par un kiné pour son épaule et son dos qui la font souffrir et maintenant elle se voit entière en rêve.

Mais sa meilleure amie, son amie d’enfance, vient de mourir…
Encore un deuil, qui l’affecte énormément.
Elle vivait un enfer, elle ne veut pas faire comme elle.
Elle voit alors sa mère en rêve, vivante, souriante derrière une vitre et elles s’éloignent…l’une de l’autre.
Elle fait aussi un rêve corporel alors qu’une nouvelle occlusion se profile : « un sentier, une trompe d’éléphant barre la route, elle ne peut pas passer. Elle tient un enfant de 5 ou 6 ans par la main et a peur qu’il ne tienne pas le coup. Elle demande son chemin à une femme qui l’envoie promener ».
Ce rêve s’infléchit vers la mort et elle a peur que je l’abandonne, en même temps qu’elle fait une tentative de détachement.
Elle dit après son dernier concert : il est temps que ça s’arrête. Cela fait presque 15 mois que nous nous voyons. Son dernier rêve se passe dans une ville entièrement vide où elle est seule, sereine, lumineuse…
Seule … bien que je la vois tous les jours en cette période.
Elle a donné mon téléphone à sa petite soeur. Elle me transmet…
Pour l’opération de l’occlusion elle passe un contrat avec le chirurgien : l’actualité traite de l’euthanasie, elle ne la souhaite pas mais espère ne pas se réveiller…
Il ouvre et referme, il ne peut rien faire… Il soulage alors ses douleurs en utilisant des antalgiques qui ne rendant pas inconscients, elle peut alors dire au revoir à ceux qu’elle a « triés » il y a qq semaines.

Au réveil on avait constaté la mise en place de ce double langage si particulier dans le travail du trépas, témoignant de deux pensées parallèles, celle du moi qui se sait mourant et celle de l’ics qui se perçoit immortel, par les projets de voyage de retraite…Il faut suivre la personne sur ces chemins énigmatiques sans la contredire. Son aide soignante était devenue son « objet clé ».
Il y a un moment à percevoir, celui où le détachement est là, où l’au revoir devient nécessaire, je m’en vais … oui je sais, vas –y …
Elle s’est endormie sereine et non douloureuse .et ne s’est pas réveillée.

Bienheureusement nous accompagnant souvent le malade vers une rémission ou même une guérison (à lui de se saisir de l’annonce de son oncologue).
On accompagne alors un retour prudent au travail si celui-ci reste désirable, ou une reconversion dans des intérêts oubliés ou jamais reconnus qui vont pouvoir procurer du plaisir…
Et on accompagne suffisamment longtemps pour que le sentiment d’abandon dont j’ai parlé tt à l’heure ne fasse plus courir de risque à la personne.

Il nous arrive aussi des joies immenses pour des rémissions improbables : je connais actuellement une malade qui après cancer du sein, du colon, de l’ovaire, des métastases au foie et à la colonne vertébrale, un passage en soins palliatifs (ses enfants ont résilié le bail de son appartement)…va depuis 5 ans (annonce des méta hépatiques) le mieux possible après une cimentoplastie de 13 vertèbres et une chimio orale à vie, elle a retrouvé et un autre logement et des projets …et a fait du katamaran en fauteuil l’été dernier !!!

Je vous remercie.

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